Jeune dure et pure – « Notre intimité collective » par Agathe Dreyfus

Jeune dure et pure – « Notre intimité collective » par Agathe Dreyfus

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« Notre intimité collective » par Agathe Dreyfus in « Jeune, Dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France », dir. Nicole Brenez et Christian Lebrat, p 555n 556, 2000

Bing Bam Brakhage !
Johanna Vaude s’est d’abord exprimée par la bande dessinée et le dessin, exploration du cadre et du mouvement. La peinture et l’utilisation de la couleur ne sont venues que plus tard. La découverte du cinéma expérimental semblait venir à point pour quelqu’un qui était inspiré de ces trois arts. Elle commence ainsi à intervenir sur la pellicule tout en découvrant tout un pan du cinéma qui lui était alors inconnu. C’est à la vision de films de Brakhage que tout s’est déclenché : « C’était évident, naturel, je comprenais ce que je voulais faire. A cette époque je ne savais pas que l’on pouvait peindre sur la pellicule, et là je me suis dit : ça y est ! En même temps ce qu’il faisait ne correspondait pas à ce que j’avais dans la tête, notamment parce qu’il restait dans le cadre ».
Johanna Vaude se met ainsi au travail et réalise son premier film « Bim Bam Scratch Pfuiiiii… » Sur une musique de Mister Bungle. Elle prend une caméra, son walkman et la voilà partie dans la forêt à courir partout. Elle film instinctivement sans regarder dans le viseur.
« Je filmais comme si je peignais, j’étais l’acteur et c’était mon regard. La peinture exprimait la vision d’un personnage dans la nature, la trace de son passage physique et mental, ce qu’il éprouve ».
« Bim Bam Scratch Pfuiiiii… » est un film de l’élan, du geste, pur délire euphorique de l’homme à l’état de nature, voyage à deux cent à l’heure où la peinture défile, entre et sort du cadre, nous emmène et nous fait décoller vers une abstraction du corps. Avec ce premier film, Johanna Vaude propose déjà une esthétique propre, la peinture intervient sur des images filmées, elle cache et découvre une autre spatialité, une autre dimension.

« Pendant que je filme, je sais sans savoir, c’est étrange »
L’instinct est le mot qui revient sans cesse au détour d’un entretien. Les mots lui manquent. Elle dit avoir choisi la communication par les films. (…) « Essayons de voir plus loin ». dans « Autoportrait et le monde », les images qu’elle invoque sont, au-delà de son propre corps, des images de voyages spatiales ou de fonds marins, des lieux encore méconnus où l’Homme est réduit à n’être qu’un corps étranger, modeste mais ambitieux. Le corps intime prend alors une autre dimension grâce à l’intervention de la peinture, ses doigts s’ouvrent et deviennent des fissures dans un sol rouge sang, la peinture devient métaphore de son propre corps cachée par elle.
La peinture intervient sous trois aspect chez Johanna Vaude, elle peut cacher, dissimuler et ainsi jouer un rôle de métaphore, elle peut être avec le motif, puis il y a la non-intervention, le motif à nu trouvant son équilibre au milieu des autres.
Le rythme de tout cela est intuitif, nous dit-elle, et la maîtrise impressionnante.

« Des choses que je n’ai pas envie qu’on oublie »
l’œil et le regard sont au centre des ses films. Ils sont l’expression d’une violence soudaine dans « Autoportrait & le monde » (à travers le visage mutant au mille facettes qui nous regarde droit dans les yeux), mais interviennent différemment dans son film suivant : « L’œil sauvage » contrairement à tous ces autres films, celui-ci adopte un rythme très lent, proche d’un cœur qui bat au ralenti. La musique suit le tempo, l’œil humain hypnotique nous invite au voyage et se transforme petit à petit en œil de chat. L’animal vient partager le corps de l’homme pour nous emmener une nouvelle fois dans un autre univers.
« Ce film est beaucoup plus de l’ordre du rêve, du sentiment, de le projection personnelle, d’un espoir ; c’est l’envie de partager des choses que je ressens et qui existe chez tout le monde, des choses qui ne sont pas toujours nommables ».
La peinture profonde et abstraite (grâce aux magnifiques effets de matières), dans lequel on se laisse emporter avec plaisir, touche immédiatement notre intimité, notre « intimité collective ». la peinture défile lentement et laisse parfois apparaître des éléments du réel (les dés, le cheval, une silhouette…) qui ouvre le film vers une autre dimension proche de la vision. Cette dimension est presque divine car il s’agit de disparition et d’épiphanie. L’intervention de la peinture transcende le réel et crée un univers métaphysique. Ces éléments sont des signes communs, reconnaissables par tous, pourtant l’apparition du cheval à la fin nous submerge d’émotion, il n’est plus un cheval blanc qui galope dans un champ, il est devenu une métaphore de la liberté et porte en lui un désir commun à tous : se libérer.
Les dés subissent la même « transformation » et atteignent une dimension magique. (…) Le désir de partager ses rêves et ses visions fait partie des émotions que l’on ressent dans les films de Johanna Vaude. Ce sont des sentiments que l’on ne peut refuser, comme un enfant qui nous apporterait un présent qu’il vient juste de découvrir.
« L’œil sauvage » porte en lui quelque chose de l’enfance émerveillée, profonde, mais non nostalgique. Garder la part d’enfance qu’il y a en chacun de nous est vital, l’œil du chat ou la course du cheval blanc sont autant d’espoir de découvrir encore et encore ce que l’on cache mais qui revient au galop.

« Expérimenter, c’est risquer »
Dans « Réception », le regard est acerbe, capable de transformer une table de convives bourgeois en  monstres barbares et prétentieux. Johanna Vaude abandonne un instant l’intervention sur pellicule pour se concentrer sur des acteurs. Pourtant la peinture set toujours présente mais intervient directement sur ces personnages aux visages masqués de couleurs vives. (…)
Le montage (à base d’images d’origines et d’images refilmées, recadrées et ralenties) en fait un tour de force. « Réception » pourrait être le négatif de tous ses autres films, processus inversé de la peinture (le motif est peint au tournage) mais aussi de ses thèmes précédents : l’Homme métaphysique ; l’Homme / animal ; l’Homme / instinct ; ici l’Homme est désincarné.
« Réception » traite de l’Homme à l’état de culture. Les personnages se noient dans des discours infinis, se vautrant dans la représentation de la connaissance qu’ils dévorent de manière boulimique. Le personnage neutre observe jusqu’à n’en plus pouvoir et finit par vomir tout ce qu’ils n’ont pu digérer. (…)
« Réception » semble être une transition, une recherche, un désir de mêler un cinéma plus narratif  à un cinéma dit expérimental sans se soucier des frontières préétablies.
« Je ne vois pas une grande différence entre le cinéma expérimental et narratif , il peut y avoir des « recettes » de films expérimentaux aussi célèbres que celles d’Hollywood. »

Pour son dernier film Johanna Vaude revient à la peinture mais, contrairement aux autres, l’intervention se fait plus structurelle, souvent photogramme par photogramme.
« Totalité » nous emmène à nouveau à l’intérieur du corps humain, mais un corps pris dans une architecture cosmique proche du nombre d’or.
Et c’est au regard de « Totalité » que nous pouvons enfin capter ce que le mot « mouvement » signifie pour Johanna Vaude ; ici, les morts dansent (Les écorchés de Vésale) et les bébés naissent dans les cathédrales.
Monde fantastique, monde du rêve et de la vision, Johanna Vaude pratique la S.F. expérimentale !

L’écho du monde/Total mouvement
(…) Elle convoque pour modèles Marey, Muybridge, Léonard de Vinci, Vésale, tous des chercheurs, des artistes, des équilibristes.
La barre est haute et le fil tendu : « Totalité » ou « Naître qu’à nouveau » est un titre ambitieux… Très vite pourtant le film nous prend de vitesse, pas le temps de « digresser » sur le titre, le film est là,  incroyablement moderne et bien sûr au-delà des références.
(…) « Totalité » adopte un rythme vif et synthétique, un rythme en boucle. Les images sont invoquées de façon récurrente, toutes s’interrogent et se répondent, mise en abyme de l’homme comme écho du monde et du monde comme écho de l’homme. Films miroir où se côtoient les morts de Vésale et les nouveaux-nés des photos intra-utérines, « Totalité » ou « Naître qu’à nouveau » est un film qui tend vers l’infini.
Architecture, science, cinéma, peinture, musique… Johanna Vaude prend à bras le corps l’histoire de l’art, sans complexe elle la rend à la vie, ici l’homme préexiste au monde mais surtout l’homme préexiste à l’art, toutes les représentations de l’homme dans le film sont « artistiques », l’art fait partie intégrante de l’homme, il est vécu et représenté comme une histoire à la fois intime et cosmique.
Le cinéma remporte pour Johanna Vaude la distinction d’art total, il rassemble et anime tous les autres, magique comme à l’époque de Méliès, le cinéma exulte : il permet de faire danser les morts !
Les images du passé comme les images du futur sont traitées à égalités, passé, présent et futur ne font plus qu’un, l’intervention sur pellicule jouant le jeu des correspondances, elle crée les liens entre les images et devient une sorte de deuxième dimension du montage : le montage intra-photogramme !!!
Film aux mille facettes comme le personnage de « Autoportrait & le monde », cette nouvelle œuvre inscrit l’homme dans mille dimensions différentes, pris dans des formes qui le dépassent ou l’encadrent, notre corps est détourné afin d’évoquer un autre corps plus vaste fait de cercle, de carré, de triangle, formes abstraites représentant l’infiniment grand, l’insondable. Corps dans lequel nous voguons… Ici le soleil vient battre à la place du cœur.
« Naître qu’à nouveau », l’autre titre du film, finit et commence la boucle : « Tout est déjà en nous » nous dit Johanna Vaude, ici les bébés naissent dans les cathédrales et tendent l’oreille à l’écho du monde.

 

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